Dans une interview publiée par Pôle emploi, Cecilia Garcia-Peñalosa fait un état des lieux sur la place des femmes sur le marché du travail suite à la réception du Prix Nobel d'économie par Claudia Goldin.
Le fait que le prix Nobel d’économie soit décerné cette année à une femme est-il le signe d’une évolution ?
Cecilia GARCIA-PEÑALOSA : Depuis 1969, le Nobel d’économie, de son vrai nom le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred No-bel, a récompensé près d’une centaine d’économistes mais seulement trois femmes. Il faut savoir que la première était plutôt une chercheuse en sciences poli-tiques et qu’elle était, tout comme la deuxième nobélisée, co-lauréate, c’est-à-dire associée à des chercheurs masculins. Cette année, le Nobel est décerné à une lau-réate unique, l’Américaine Claudia Goldin. C’est un évènement parce qu’elle est seule à recevoir le prix, mais aussi parce que cette professeure d’économie à l’Université de Harvard, aujourd’hui âgée de 77 ans, travaille depuis quarante ans sur les inégalités entre les femmes et les hommes sur le marché du travail.
Jusqu’ici, ce sujet était considéré comme un thème de recherche mineur réservé aux femmes et jugé moins intéressant, moins prestigieux pour la vie économique, que les thèmes abordés par les hommes. Le voilà mis en lumière. C’est quelque part un rattrapage et bien le signe d’une évolution. Les inégalités de genre dans le monde du travail méritent d’être analysées dans leurs moindres détails si on veut un jour les réduire complètement.
Les travaux de Claudia Goldin mettent en évidence l’influence d’évènements historiques majeurs sur l’emploi des femmes…
C. G-P : À partir des immenses bases de données que représentent deux siècles d’archives aux États-Unis, Claudia Goldin a démontré que de grands évènements les guerres mondiales ou des inventions majeures comme la pilule contraceptive ont fait évoluer les normes sociales sur l’emploi des femmes. Ainsi, pendant les deux derniers conflits mondiaux, les hommes ont été mobilisés et les femmes ont pris leur place dans les usines et les administrations à la demande des chefs d’entreprise et des gouvernements. Elles ont montré leur capacité à travailler aussi bien que des hommes, et même si beaucoup ont dû rendre leur place à la fin de ces conflits, leur horizon professionnel, leur aspiration à un autre modèle de vie ont été modifiés et cela a tout changé. De même, la mise sur le marché de la pilule contraceptive a permis aux femmes de pouvoir différer une grossesse pour se con-sacrer exclusivement à des études supérieures. C’est ainsi que le contrôle de la fécondité a fait progresser l’accès des jeunes femmes aux carrières. Pionnière de l’étude des genres, Claudia Goldin a ouvert un nouveau champ de recherches. Toute une littérature consacrée aux discriminations a émergé grâce à ses travaux.
Les travaux de Claudia Goldin montrent aussi que les écarts de salaires entre les femmes et les hommes dépendent de la valorisation des horaires longs et flexibles dans les entreprises, ainsi que de la parentalité. Ces ré-sultats sont-ils transposables dans toutes les économies dites libérales ?
C. G-P : Il faut savoir qu’aujourd’hui dans les pays à hauts revenus, à travail vrai-ment équivalent, on ne trouve pas de différence de salaire entre femmes et hommes. Toutefois, ce que l’on observe, ce sont des évolutions de carrière différentes dues à des absences, par exemple pour cause de maternité, de temps partiel ou des promotions qui favoriseraient les hommes. Ces trois facteurs expliquent les écarts de rémunération entre les genres auxquels vient s’ajouter le choix du secteur d’activité.
Claudia Goldin a tenu récemment une conférence sur le fait qu’aux États-Unis, il y a plus de pharmaciennes que d’avocates, alors que ces deux professions sont du même niveau d’études. Elle explique cet écart par la nécessité pour les femmes de maitriser et d’organiser leur temps de travail. En France, cette étude n’a pas encore été réalisée, mais Outre-Atlantique, les avocats sont tenus d’être disponibles pour leurs clients 24 h sur 24 et 7 jours sur 7. Dans une pharmacie, avec les terminaux d’ordinateurs, une pharmacienne peut se substituer à une autre sans aucune gêne pour le consommateur. Résultat, à qualification égale, les métiers pour lesquels la disponibilité horaire est incontournable sont mieux rému-nérés que ceux où le temps de travail est contrôlable. Curieusement, chez nos voisins allemands, où les avocats n’ont pas de si longs horaires, on trouve plus de femmes dans cette profession. C’est pour Claudia Goldin le dernier chapitre à écrire, le dernier rempart à faire tomber pour arriver un jour à l’égalité parfaite de salaires entre femmes et hommes.
Claudia Goldin a aussi démontré que la technique du paravent (entendre des candidats sans jamais les voir) a permis de féminiser les orchestres américains. Faut-il généraliser ce type de technique de recrutement en entreprise ?
C. G-P : Cette technique du paravent devrait être utilisée plus souvent, bien sûr, mais la plupart du temps il est impossible de conduire un entretien sans voir la per-sonne et sans connaitre son genre. De toutes façons, la discrimination professionnelle entre femmes et hommes a évolué. Aujourd’hui, on parle de « discrimination implicite » : des réactions beaucoup plus subtiles de gens qui affirment que les femmes sont aussi capables que les hommes mais une fois devant un candidat, les mêmes trouvent que les hommes ont plus de qualités, qu’ils sont plus sûrs d’eux ou plus qualifiés pour le poste.
La discrimination implicite est très répandue, et est autant pratiquée par les femmes qui recrutent que par leurs homologues masculins. Une étude sur les concours d’accès au poste de magistrat en Espagne met en évidence ce phénomène. Ce sont des réactions subconscientes très difficiles à changer. Les inégalités de genre dans le monde du travail méritent d’être analy-sées dans leurs moindres détails si on veut les réduire complètement.
Est-ce que l’égalité salariale entre femmes et hommes progresse ?
C. G-P : Oui, les choses avancent. Le rattrapage massif du niveau d’éducation a été un facteur essentiel de la réduction des inégalités salariales entre femmes et hommes depuis les années 1960. Première ministre, cheffe d’entreprise, pilote de chasse… tous les métiers sont accessibles aux femmes. Je pense également que le cadre juridique qui assure l’égalité de revenus entre genres est pleinement abouti. Il reste en fait à changer les normes sociales qui poussent les femmes à adopter un certain comportement. Il s’agit, par exemple, des mères qui s’obligent à récupérer les enfants à l’école tous les jours ou des salariées convaincues qu’il ne faut jamais gagner plus que leur conjoint. Sans oublier toutes ces femmes qui renoncent à candidater à des postes hiérarchiques pour se consacrer à leurs enfants ou pour d’autres raisons.
J’ai participé à une étude passionnante réalisée au sein des départements d’économie des universités françaises. Elle révèle que la parité femmes-hommes est plus ou moins respectée pour les docteurs en économie. En revanche, ce pourcentage passe à moins de 20 % pour les postes de professeures qui s’obtiennent par concours. Notre hypothèse est que les femmes renoncent à candidater pour éviter de se retrouver en situation de bagarre avec leurs plus proches collègues. Il faudra je pense beaucoup de temps avant que ces normes sociales évoluent.