La géographie de la malédiction des ressources naturelles vue du ciel brésilien

Presse
Seulement en français | Dans The Conversation, Pierre-Guillaume Méon (Université Libre de Bruxelles) et Phoebe W. Ishak (AMU / CNRS / AMSE) s'intéressent à l'impact du prix des hydrocarbures sur les communes brésiliennes.
05 mai 2022

► Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original, publié le 05 mai 2022.

 

"L’augmentation actuelle du prix de l’énergie se fait durement sentir en Europe et plus généralement dans les pays importateurs d’hydrocarbures. Cependant, nos importations sont aussi les exportations des pays producteurs, qui devraient a priori bénéficier de l’augmentation du prix de leurs exportations. L’augmentation du prix des hydrocarbures est-elle pour autant une bonne nouvelle pour eux ?

Étonnamment, les travaux empiriques menés depuis bientôt une trentaine d’années incitent à une réponse prudente. À l’échelle macroéconomique, on a observé que les pays exportateurs de ressources naturelles croissaient moins rapidement que les autres. On a ainsi commencé à parler d’une malédiction des ressources naturelles.

Paradoxalement, les pays producteurs de ressources naturelles jouissent également d’un revenu par habitant plus élevé. De plus, si on passe de comparaisons entre pays à des comparaisons de régions d’un même pays ou d’un continent, on observe que celles qui exploitent des ressources naturelles ne s’en portent que mieux. C’est en tout cas ce qu’on a observé aux États-Unis, au Pérou ou en Afrique sub-saharienne. On observe donc un paradoxe entre des résultats ambigus à l’échelle macroéconomique et des résultats concordants et optimistes à l’échelle régionale.

Pour le résoudre, il faut être capable d’observer finement l’effet des ressources naturelles à l’intérieur d’un pays. C’est ce que fait notre étude (à paraître) consacrée au Brésil.

L’œil des satellites

Le Brésil constitue un cas d’école parce qu’il produit du pétrole et du gaz, mais dans des quantités trop faibles pour influencer leurs cours mondiaux. De plus, le pays a adopté un mécanisme de partage automatique des bénéfices du pétrole et du gaz entre ses communes en fonction de la présence de puits sur leur territoire ou à proximité de leurs côtes et du passage d’oléo – et de gazoducs.

On peut donc estimer l’effet du prix des hydrocarbures sur les communes brésiliennes sans que l’estimation soit contaminée par un effet en retour. On peut en outre nettement distinguer l’effet du prix des hydrocarbures sur les communes productrices et sur les autres, puisque les revenus des unes et des autres sont précisément déterminés par le mécanisme automatique de partage.

Il faut toutefois relever un défi de taille : mesurer l’activité économique à l’échelle des communes. Or, les données de PIB municipal sont inutilisables parce qu’elles sont déduites de la production d’hydrocarbure et mèneraient donc à une estimation tautologique. La solution est venue de la NASA et des données du Defense Meteorological Satellite Program Operational Linescan System (DMSP-OLS) qui recense les émissions lumineuses de nuit captées par satellite depuis 1992.

Les émissions lumineuses du Brésil captées par satellite en 1992. Auteurs à partir des données du National Oceanic and Atmospheric Administration
Les émissions lumineuses du Brésil captées par satellite en 2001. Auteurs à partir des données du National Oceanic and Atmospheric Administration
Les émissions lumineuses du Brésil captées par satellite en 2013. Auteurs à partir des données du National Oceanic and Atmospheric Administration

Un ensemble de travaux menés depuis une quinzaine d’années montre que l’intensité des émissions lumineuses de nuit fournit une approximation raisonnable de l’activité économique. Comme les satellites mesurent ces émissions avec une précision d’environ un kilomètre carré, on peut les agréger pour calculer les émissions lumineuses des communes.

Un autre avantage des émissions lumineuses est qu’elles réagissent à l’activité, quelle qu’elle soit. En particulier, elle ne se restreint pas aux activités officiellement enregistrées mais inclut également l’économie informelle ou souterraine, qui échappe aux statistiques officielles mais représente pourtant une activité. Il ne reste donc plus qu’à étudier la relation entre les recettes d’hydrocarbures perçues par les municipalités et leurs émissions lumineuses.

Attention aux voisins

Comme l’objet de l’étude est de mesurer l’effet du prix des hydrocarbures non seulement sur les communes productrices mais surtout sur les autres, on passerait à côté de l’information pertinente en étudiant simplement la corrélation entre les revenus issus des hydrocarbures d’une commune et ses émissions lumineuses.

Un recours à l’économétrie spatiale, un ensemble de méthodes statistiques qui permettent de relier les émissions lumineuses d’une commune à celle de ses voisines, permet d’estimer comment les revenus d’une commune affectent sa propre activité mais aussi celle des communes environnantes, ce qui permet de mesurer les effets de débordement d’une commune sur les autres.

Les résultats confirment que les communes productrices de pétrole profitent de leurs ressources naturelles : elles émettent davantage de lumière lorsque le prix des hydrocarbures augmente. Plus précisément, selon nos estimations, une augmentation de 10 % des revenus issus des hydrocarbures augmente l’activité mesurée par les émissions lumineuses de 1,4 %.

En revanche, l’activité des communes situées dans un rayon de 150 kilomètres autour des communes productrices se ralentit. Toujours selon nos estimations, la diminution de l’activité provoquée par l’augmentation des revenus des communes voisines est comparable à ce que gagnerait la commune si ses revenus augmentaient du même montant. On observe le même phénomène lorsqu’on étudie l’évolution des salaires.

Le tour des régions

Une autre façon d’observer les effets de débordement consiste à travailler à l’échelle régionale en agrégeant les revenus d’hydrocarbures et les émissions lumineuses. L’effet qu’on observe alors est la somme des effets directs des revenus d’hydrocarbures sur les communes productrices et des effets de débordement qu’elles imposent à leurs voisines et que leurs voisines leur imposent.

Lorsqu’on procède de cette façon, on n’observe plus de relation entre revenus d’hydrocarbures et activité. Le bonheur des unes a fait le malheur des autres et les deux effets se compensent à l’échelle régionale.

Une hypothèse permettant d’expliquer ce résultat est que, pour se développer, les communes productrices attirent des travailleurs et des capitaux aux dépens de leurs voisines. En se développant grâce aux hydrocarbures, elles priveraient donc les autres des ressources nécessaires à leur propre développement.

Les résultats de l’étude soulignent la dimension géographique de l’effet de l’exploitation des ressources naturelles sur l’activité. Ce qui est une bénédiction pour les communes productrices peut être une malédiction pour leurs voisines, au risque d’accroître les inégalités régionales et de provoquer des tensions politiques. Pour être équitable et politiquement soutenable, l’exploitation de ressources naturelles devrait donc s’accompagner d’un mécanisme de partage de leurs bénéfices et d’une politique d’aménagement du territoire.

The Conversation"

 

 

Contact

  • Pierre-Guillaume Méon, Professor of economics, Université Libre de Bruxelles (ULB)
  • Phoebe W. Ishak, Postdoctorante, CNRS et école d'économie de Aix-Marseille, Faculté d'économie et de gestion (FEG), Aix-Marseille Université (AMU)

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