Quel est le point commun entre un paquet de chips et une ampoule électrique ? Ce n’est pas l’énergie qu’ils apportent mais le fait que ce sont deux innovations américaines du XIXème siècle. L’intérêt n’est pas de déterminer lequel est le plus révolutionnaire…mais de savoir ce qui est à l’origine de leur création. Pour le premier, la légende raconte que le restaurateur George Crum, alors agacé par un client mécontent de l’épaisseur de ses frites, a souhaité lui répondre par une leçon d’humour. Il a émincé des pommes des terres, les a fait frire et leur a ajouté une pincée de sel. Les chips étaient nées, pour le bonheur – adipeux – de beaucoup ! Quant à l’ampoule électrique, c’est un brevet déposé par Thomas A. Edison qui l’a fait connaître et déployé à large échelle, après des améliorations apportées à la première version de Joseph Swan en 1878. Deux histoires bien différentes donc et qui reflète le caractère imprévu et aléatoire des innovations. Mais cela ne signifie pas qu’il est impossible de les étudier de plus près.
L’économiste Stefanie Stantcheva s’est ainsi intéressée aux incitations qui ont donné vie aux innovations. En mai 2019, Stefanie Stantcheva a reçu, des mains de la Ministre de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, le prix du Meilleur Jeune économiste à l’âge de 33 ans.
Dans un article appelé « Taxation et Innovation in the 20th Century », elle questionne, avec ses collègues Ufuk Akcigit (Chicago), John Grigsby (Chicago), Tom Nicholas (Harvard Business School) le lien entre innovations et impôts. Connaître l’impact de la fiscalité sur l’innovation permet, à terme, de réduire au maximum ses effets négatifs.
La course à l’innovation
Les États Unis sont bien connus pour leur dynamisme en matière d’innovation et leur culture de l’entrepreneuriat. Ils n’ont pas mis longtemps à comprendre tout l’intérêt de l’innovation pour la croissance économique. La notion de brevet a ainsi été inscrite dans la Constitution dès ses débuts, pour veiller à ce que les progrès de la science et des arts soient toujours reconnus et que les innovateurs soient récompensés.
Dans l’index d’innovation Bloomberg de 2019 qui classe les pays pour leur capacité d’innovations, les États Unis affichaient la 8ème place, reprenant leur droit après s’être fait éjectés du top 10 par la France en 2018. La première place est occupée par la Corée du Sud, fer de lance de l’innovation. Cette dernière est le symbole de l’incroyable poussée des pays émergents en termes d’innovation. Même si la Sylicon Valley et de nombreux inventeurs ou marques américaines se sont rendus célèbres, les États-Unis se voient aujourd’hui détrônés de leur position de leader. Une nouvelle compétition rend la course à l’innovation toujours plus haletante. Les pays émergents représentent un véritable défi pour les entreprises et les États américains.
Tous les moyens sont bons pour innover et les motivations sont multiples. Toutefois, lorsqu’il s’agit de favoriser l’inventivité, peu penserait immédiatement aux impôts. Les taxes ont bel et bien un impact sur l’innovation. Partant du point de vue que celle-ci est un gage de croissance, l’économiste Stefanie Stantcheva interroge les effets des taxes sur la qualité et la quantité des innovations. Avec cette étude, elle donne des clefs pour optimiser la redistribution étatique des richesses tout en réduisant les coûts qu’elle peut avoir sur les innovations.
Une approche jamais réalisée jusque-là
Et pour cause, rassembler des données de long-terme sur l’innovation aux États-Unis relève du véritable défi. Mais ce n’est pas pour déplaire à la jeune économiste et ses collègues qui ont établi un panel d’inventeurs et de brevets américains depuis les années 1920. Et ce n’est pas tout. Ils ont aussi repéré tous les laboratoires de recherche et développement existant aux États Unis depuis 1921. Leur objectif est de croiser ces informations à une base de données recensant toutes les taxes établies historiquement à l’échelle des États fédérés. La difficulté ne s’arrête pas là puisqu’ils tentent de mettre en évidence l’effet des impôts à la fois sur les inventeurs et entreprises de recherche et développement mais aussi en évaluant cet effet sur les États américains. Avec 2,73 millions d’inventeurs et 4,2 millions de brevets déposés depuis les années 1920, l’enjeu et de taille, pour ne pas dire titanesque.
En étudiant de près ces innovations, les auteurs donnent une image du « phénomène Newton ». Suffit-il de se poser à la souche d’un arbre pour qu’« Eurêka ! », une idée de génie jaillisse et se transforme en innovation ? Ou bien, faut-il, à défaut de pommes, quelques carottes à la clef pour que les inventeurs s’attèlent à leur tâche ? Autrement dit, est-ce que les innovateurs sont des savants fous, pour qui le seul progrès scientifique ou artistique les tient en haleine ou visent-ils des avantages financiers ?
L’impôt, frein à l’innovation ?
Innover, ce n’est pas seulement avoir la bonne idée. Derrière l’innovation, il faut investir du temps et du matériel. En somme, réunir les conditions nécessaires à la réalisation du nouveau prototype. Peu nombreux sont ceux qui mettraient en œuvre tout cela sans rien attendre en retour. C’est l’une des raisons pour lesquelles les auteurs ont souhaité vérifier l’impact des impôts sur l’innovation. Comme celle-ci est placée au cœur de la croissance et de la compétitivité aux États-Unis, en tant que pourvoyeur d’emploi et comme garante de progrès dans de multiples domaines, assurer un régime fiscal adéquat est d’un intérêt économique certain.
Selon l’estimation qu’en donne les auteurs le doublement du taux d’imposition réduit la volonté d’avoir un brevet dans les trois années suivantes. Les impôts affectent le nombre d’innovations, leur qualité et la localisation où elles se mettent en place. Les inventeurs employés par des entreprises sont particulièrement touchés par la hausse des impôts individuels et sur les sociétés. Les impôts perçus par l’entreprise, et dans une moindre mesure, ceux dont leurs employés s’acquittent, ont des conséquences sur la production de brevets, sur les citations et sur les chercheurs employés dans les laboratoires de recherche et développement. L’influence des taxes est toutefois allégée par l’effet d’attractivité, c’est-à-dire que l’inventeur qui travaille dans une zone où d’importantes innovations se réalisent dans son domaine sera beaucoup moins sensible à l’augmentation des impôts. Les effets néfastes d’une forte imposition seront alors contrebalancés par la compétitivité ou l’émulation intellectuelle et scientifique du secteur.
Pour une fiscalité optimale
Grâce à de telles données, les économistes peuvent orienter les décisions publiques afin que la fiscalité ne soit pas un frein notable à l’innovation aux États Unis. L’objectif est d’optimiser la fiscalité, dans le sens où on cherche une redistribution équitable en décourageant le moins possible l’innovation. Pour se faire, Stefanie Stantcheva insiste sur l’importance de collecter davantage de données dans ce domaine. Leur enquête, basée sur des questionnaires en ligne, des expériences de laboratoire et des données issues d’Instituts nationaux, est un exemple qu’il faut reproduire sur de multiples axes, afin de bénéficier d’éléments variés et précis.
L’objectif, à terme, serait de pouvoir comparer le contexte américain à celui d’autres pays, pour la période contemporaine comme pour le passé. Les questions soulevées sont multiples et en interrelation. Que ce soit au sujet de la mobilité des inventeurs, de la propriété intellectuelle, des relations entre impôts à l’échelle fédérale et à l’échelle des États, la fiscalité ne cesse de faire couler l’encre. C’est pourquoi un travail de collecte des données reste à faire et les économistes n’ont pas fini de plancher sur la question. Pour Stefanie Stantcheva, la nécessité de données empiriques ne fait pas de doute. Elle prévoit d’ailleurs de réaliser de nouvelles études sur la perception des individus quant aux taxes, grâce à des expériences en laboratoire. En interrogeant le phénomène via divers points d’entrée, le point de vue s’élargit.
Stefanie Stantcheva et Claire Lapique
Référence : « Taxation et Innovation in the 20th Century », Ufuk Akcigit (Chicago), John Grigsby (Chicago), Tom Nicholas (Harvard Business School), Stefanie Stantcheva (Harvard)
© Johannes Plenio, Matt Palmer, Unsplash