« La problématique du genre s’est installée à l’intersection de l’histoire et l’économie »

Tribune
Une tribune de Cecilia Garcia-Peñalosa (EHESS, AMSE) publiée par Le Monde
27 janvier 2025

La question du genre est devenue une clé indispensable pour comprendre la réalité sociale, tant pour les historiens que pour les économistes, témoigne la chercheuse Cecilia Garcia-Peñalosa dans une tribune au « Monde ». 

 

→ Cette tribune a été publiée dans l'édition du 24 janvier du journal Le Monde

E n 2023, le prix Nobel d’économie a été attribué à Claudia Goldin, professeure à l’université de Harvard spécialisée sur l’histoire de la main-d’œuvre féminine. Ce choix marque un tournant pour la discipline économique. Il salue son rapprochement avec l’histoire, en soulignant que le passé est fondamental pour analyser les défis économiques actuels. Mais la récompense des travaux de Claudia Goldin est aussi une formidable reconnaissance de l’apport de l’économie du genre, une branche considérée pendant des décennies comme marginale, mais qui s’est avérée essentielle pour comprendre le marché de travail.

Chez les économistes, l’efficacité productive des travailleurs est une question centrale. Pendant longtemps, l’analyse traditionnelle s’est fondée sur une différence de productivité innée entre femmes et hommes, justifiant la spécialisation des uns et des autres. Cette théorie a été bouleversée dans les années 1970, à l’époque des grands changements sociaux et des mouvements féministes. Jusque-là ignoré, le genre, comme clé de compréhension de la réalité sociale, s’est peu à peu imposé dans diverses disciplines.

Histoire et économie ont abordé la question du rôle de la femme à peu près simultanément, grâce à des pionnières audacieuses dans les deux disciplines. Bien que leurs méthodologies diffèrent, elles ont convergé dans leur lutte pour que ces thématiques de genre soient reconnues comme sujets de recherche à part entière. Ces thématiques se sont installées à l’intersection entre l’économie et l’histoire, favorisant un dialogue entre les deux disciplines plus riche et plus soutenu que dans d’autres domaines des sciences sociales.

L’histoire sociale, qui a pris son essor dans la période de l’entre-deux-guerres, a longtemps négligé les problématiques liées aux femmes. Après la seconde guerre mondiale, la jeune Michelle Perrot décide d’orienter ses travaux vers les mouvements ouvriers. Son intérêt pour les luttes sociales l’amène à étudier la situation des femmes ; en 1973, avec plusieurs collègues, elle crée le cours « Les femmes ont-elles une histoire ? » L’œuvre majeure de Michelle Perrot va consister à répondre à cette question en décrivant la marche vers l’égalité des femmes en Occident.

Parmi les économistes, Claudia Goldin suit un chemin parallèle. Sa thèse, soutenue en 1972, est consacrée aux esclaves urbains dans les Etats-Unis du XIXe siècle. Les femmes y sont particulièrement présentes, et elle ne tarde pas à développer son questionnement en analysant la main-d’œuvre des femmes, noires et blanches, après la fin de l’esclavage.

C’est le début d’une carrière dans laquelle la question de la mesure, dans le sens de « mesurer », prend une place dominante. Claudia Goldin fouille dans les archives pour collecter des données nouvelles sur le travail féminin aux EtatsUnis et établir des séries statistiques. Elle s’appuie sur ces données pour examiner comment les chocs, tels que les guerres, ont un impact sur l’équilibre du marché de travail, modifiant ainsi le taux d’emploi des femmes et les salaires. Elle montre que ces chocs temporaires, en transformant les normes sociales, ont des effets durables.

Histoire et économie se caractérisent par une grande complémentarité dans leurs questionnements. Les économistes s’appuient souvent sur des données historiques : les normes sociales ne changeant que très lentement, ils peuvent saisir leur dynamique. De leur côté, les historiens reviennent régulièrement à l’économie. L’histoire économique et sociale a, selon les mots de Michelle Perrot, « le social au cœur, l’économique comme explication ».

Malgré des approches différentes, des difficultés communes émergent. Ainsi, ce sont majoritairement les hommes qui ont écrit l’histoire et mené les enquêtes statistiques. Il en résulte, tant pour le travail des historiens que celui des économistes, des lacunes qui demandent, pour être comblées, une grande créativité.

En histoire, cela se traduit par l’utilisation de sources peu conventionnelles, telles que des actes contentieux qui permettent de mesurer la valeur du travail des femmes ; en économie, il faut relire les recensements et autres données, et reconstituer quelle était l’activité des femmes en testant différentes hypothèses. Claudia Goldin et Michèle Perrot ont ouvert cette voie créative, mais le travail qui reste à accomplir est immense.

Contact

→ Cecilia Garcia Peñalosa est directrice d'études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et membre d'Aix-Marseille School of Economics 

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