Tribune

« La guerre commerciale menée par les Etats-Unis pourrait remettre en cause l’hégémonie du dollar »

Une tribune de Gilles Dufrénot (Sciences Po Aix, AMSE) publiée par Le Monde
03 mars 2025

Le protectionnisme américain risque d’accélérer la méfiance à l’égard du billet vert, au profit d’autres devises, juge l’économiste Gilles Dufrénot, dans une tribune au « Monde ». Selon lui, des pays pourraient ainsi conforter leur stratégie de rapprochement avec la Chine.

→ Cette tribune a été publiée le 2 mars par le journal Le Monde

Le protectionnisme américain risque d’accélérer la méfiance à l’égard du billet vert, au profit d’autres devises, juge l’économiste Gilles Dufrénot, dans une tribune au « Monde ». Selon lui, des pays pourraient ainsi conforter leur stratégie de rapprochement avec la Chine.

Les tarifs douaniers imposés par l’administration du président américain, Donald Trump, à plusieurs de ses partenaires commerciaux importants (Canada, Mexique et Chine) vont-ils sonner la fin d’un système monétaire international ayant le dollar comme devise-clé ?

Actuellement, le dollar concerne 50 % des exportations mondiales, 60 % des réserves de change officielles et au moins un tiers des transactions bancaires internationales. Mais un nombre croissant de pays cherchent à réduire leur dépendance à cette devise et le durcissement tarifaire américain leur donne une motivation supplémentaire.

La galaxie monétaire internationale gravite autour d’une devise-clé, le dollar, dont la contrepartie est la dette des Etats-Unis. Un tel système repose sur la confiance qu’accordent à l’hégémon les autres pays. Pour que cela fonctionne, la subordination à l’hégémonie monétaire doit être volontairement acceptée, ce qui est le cas si le pays de la deviseclé utilise sa domination pour fluidifier et stabiliser les relations monétaires internationales et créer de la liquidité en cas d’assèchement des marchés de capitaux. L’hégémon ne doit pas se servir de son pouvoir pour défendre ses intérêts au détriment de ceux des autres pays.

Echanges en roupie, renminbi, real, dirham…

Or ce contrat implicite semble avoir été rompu à plusieurs reprises. Les Etats- Unis ont utilisé l’extraterritorialité du droit américain pour infliger des amendes à des entreprises du monde entier qui utilisent le dollar dans leurs transactions financières, au motif qu’elles auraient violé les politiques américaines d’embargo à l’égard de pays tiers. Les pénalités astronomiques imposées par les tribunaux américains à des entreprises européennes défraient régulièrement la chronique. De quoi alimenter le sentiment que le dollar est de plus en plus utilisé comme une arme pour entraver le développement de concurrents. L’instauration de barrières tarifaires commerciales envers des partenaires considérés jusqu’ici comme les plus liés aux intérêts américains risque d’accélérer le mouvement de distanciation envers le dollar.

Tout d’abord, le réarmement tarifaire américain peut être analysé comme une forme déguisée de prélèvement sur l’épargne extérieure que détiennent les pays ayant des excédents courants avec les Etats-Unis, qu’ils placent en bons du Trésor américain. Certains de ces pays sont considérés comme des rivaux systémiques des Etats-Unis (Chine), ou comme des nations qui se sont émancipées de leur tutelle géopolitique (pays pétroliers).

Ensuite, le rehaussement des tarifs douaniers, qui sera probablement suivi de représailles, risque d’entretenir un cycle récession-inflation dans le monde, une situation que les marchés des matières premières vont anticiper. Leur réaction pourrait entraîner un mouvement long baissier de leurs prix, dans un contexte de demande mondiale déprimée. Or, ce serait une mauvaise nouvelle pour les pays pétroliers du Moyen-Orient dont la politique d’ancrage monétaire au dollar accompagnait jusqu’ici le recyclage des pétrodollars sur les marchés financiers mondiaux.

La menace de voir la manne pétrolière se rétrécir pourrait inciter des pays comme l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis à accélérer leur stratégie de rapprochement avec la Chine. Dans le cadre de la nouvelle configuration des BRICS+, au nombre de dix depuis janvier 2024, les pays membres ont multiplié les accords entre eux afin de favoriser leurs échanges dans des devises autres que le dollar (roupie indienne, renminbi chinois, real brésilien, rand sud-africain, dirham émirien, etc.). On ne peut pas exclure que cette initiative s’étende aux marchés des matières premières, sur lesquels la Chine est devenue un acteur majeur.

Une relocalisation des emplois incertaine

Un scénario, bien que peu discuté actuellement, ne doit pas être écarté. La hausse des droits de douane pourrait avoir des effets moins favorables qu’espéré sur l’emploi aux Etats-Unis, la recomposition sectorielle des activités américaines et la croissance de la productivité. Les logiques de localisation des activités des entreprises suggèrent qu’elles réagissent en comparant les coûts sur l’ensemble des chaînes de valeur mondiales et non pas seulement sur les gains obtenus sur le territoire national. Or, les progrès des grandes entreprises du secteur du numérique et le travail à distance pourraient encourager le recours à une main-d’oeuvre qualifiée en dehors des Etats-Unis.

De même, la robotisation et l’automatisation, qui requièrent une main-d’oeuvre hautement qualifiée, risquent d’accentuer les inégalités, dans l’accès à l’emploi, entre les travailleurs qualifiés et non qualifiés américains. Par ailleurs, dans les secteurs à faible valeur ajoutée produisant des biens et des services standardisés, la relocalisation aux Etats- Unis reste incertaine. Les écarts de coûts salariaux dans le monde ne jouent pas toujours en faveur du pays. Si, finalement, le coût des hausses de droits de douane dépasse les bénéfices attendus, cela pourrait aggraver les déficits extérieurs, allant à l’encontre des objectifs visés. Le dollar risquerait alors d’être perçu comme une monnaie ayant surtout servi à accroître la rente de quelques entreprises nationales.

Dans ces différents cas de figure, la justification du dollar comme devise-clé du système monétaire international serait discutable. Son hégémonie serait perçue comme une nouvelle cause de déstabilisation des relations commerciales et du fonctionnement des marchés. La stratégie commerciale agressive des Etats-Unis a toutes les chances d’accélérer le mouvement de retour à un système multipolaire avec plusieurs devises- clés favorisant des équilibres monétaires et commerciaux plus stables.

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