Un grand économiste s’est éteint : Jacques Drèze (1929 – 2022)

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© Barcelona School of Economics on Flickr

 

Après une thèse en 1957 à la Columbia University aux Etats-Unis, où il se forme au contact des plus grands économistes de l’époque, il revient en Belgique, son pays natal, comme professeur d’économie à l’UCL. Il y restera jusqu’à sa retraite en 1989.

Il était de ces collègues dont on ne parle qu’avec des superlatifs tant il a joué un rôle éminent, aussi bien comme leader que comme chercheur. De sorte que la façon dont on exerce la profession d’économiste aujourd’hui, dans le monde, porte sa marque d’une façon ou d’une autre. C’est tout particulièrement vrai pour les économistes marseillais. Car Jacques a été un membre du conseil scientifique du GREQE, devenu ensuite le GREQAM et aujourd’hui AMSE. En outre, quelques-uns d’entre nous ont eu la chance de tisser avec lui des relations professionnelles et/ou amicales.

Sur son leadership, on retiendra trois grandes facettes. En 1966 il fonde le CORE, dont les principes s’inspirent de la Cowles Foundation, et qui va jouer un rôle structurant en Europe. Au niveau des idées, le CORE est reconnu comme un des principaux leviers de l’adoption généralisée par les économistes européens des techniques de modélisation. Au niveau des pratiques de recherche, on passe d’une tradition individualiste à des travaux en équipe, ouverts à l’international et où l’évaluation critique par les pairs est la règle. Son influence passe aussi par des positions clés dans les sociétés savantes : il est éditeur associé d’Econometrica de 1964 à 1969 et il préside l’Econometric Society en 1970. Il devient le premier Président de l’European Economic Association en 1986. Enfin, en 1975, il imagine le Programme Doctoral Européen en Economie Quantitative, qui promeut notamment l’idée que les étudiants doivent partager leurs années de thèse entre au moins deux institutions, afin de confronter les traditions intellectuelles pour se construire leur propre identité de chercheur.

Son œuvre scientifique, si diversifiée dans les sujets et dans les méthodes, révèle un esprit ouvert et éclectique, théoricien au plus haut degré et néanmoins soucieux des applications de ses travaux. Une telle amplitude tranche avec la tendance actuelle à la spécialisation. Ses publications, souvent dans les plus prestigieuses revues, portent sur l’économie de l’incertain et de l’assurance, l’équilibre général avec rigidité des prix, les marchés incomplets, la théorie de la firme, la théorie des jeux coopératifs, la macroéconomie, l’emploi, les politiques économiques, la théorie du déséquilibre, l’économétrie Bayésienne et l’économie publique. Détaillons un peu ces deux derniers domaines, qui ont des rapports étroits avec les trajectoires scientifiques de collègues marseillais.

Les contributions de Jacques Drèze à l’économétrie Bayésienne commencent très tôt avec son fameux Northwestern memorandum de 1962 sur The Bayesian approach to simultaneous equations estimation. Ce texte est le pendant du fameux papier de Koopmans et Hood (1953) de la Cowles Commission sur The estimation of simultaneous linear economic relationships. A l’époque, le modèle à équations simultanées est au cœur des recherches chez les économètres. Jacques Drèze a poursuivi cette ligne de recherche en dirigeant deux thèses de doctorat et en publiant des articles sur l’inférence en information complète (JASA, avec Juan-Antonio Morales) puis en information limitée (Econometrica). Cet ensemble de recherches est devenu en 1983 un chapitre du Handbook of Econometrics écrit en collaboration avec Jean- François Richard. Ces travaux aboutirent aussi à la mise en évidence des densités poly-t (Journal of Econometrics, 1977), qui donneront naissance au logiciel BRP (Bayesian Regression Programme), logiciel auquel travailleront deux futurs membres du GREQAM.

Il serait erroné de considérer Jacques comme un pur statisticien dans son approche de l’économétrie, comme il l’a bien montré dans sa Presidential Address : Econometrics and Decision Theory (Econometrica, 1972). Il y détaille l’application du cadre de l’utilité espérée de Savage à l’économétrie vue comme un processus de décision en incertitude où les croyances sur l’état de la nature sont révisées au moyen du théorème de Bayes. Il nous fournit un exemple de ce principe dans son papier avec Franco Modigliani sur The trade-off between real wages and employment in an open economy (European Economic Review, 1981) où il dérive la densité a posteriori de l’emploi par rapport au salaire sous contrainte d’équilibre de la balance commerciale à partir de métadonnées.

L’influence de Jacques sur la recherche et l’enseignement de l’économétrie au sein du GREQAM et de l’AMSE a été très forte. Il en a résulté par exemple un textbook d’économétrie Bayésienne qu’il a préfacé (Bauwens, Lubrano, Richard : Bayesian inference in Dynamic econometric models, 1999). Ensuite, plusieurs thèses y ont été soutenues, sur l’utilisation de l’approche Bayésienne pour résoudre des questions économiques portant sur la formation des salaires, la pauvreté des enfants ou la ligne internationale de pauvreté. Enfin, plusieurs publications ont suivi la soutenance de ces thèses.

En ce qui concerne l’économie publique, l’article le plus cité de Jacques est celui de 1977 publié dans la Review of Economic Studies, où il propose la procédure qui restera connue sous le nom MDP (abréviation de Malinvaud, Drèze & de la Vallée Poussin). Nous nous intéressons ici à un problème classique en économie publique (et en économie tout court) : les défaillances de marché en présence de biens publics. En situation de laisser-faire les incitations privées des agents sont insuffisantes à atteindre l’optimum social. C’est le fameux problème du passager clandestin. La solution de Jacques est une procédure dynamique d’allocation des efforts, coordonnée par un bureau de planification suite à des échanges d’informations avec les parties prenantes sur leurs consentements à payer pour le bien public. Le bureau propose aussi des modalités de partage du coût de production du bien public et de redistribution du surplus de bien-être social généré le long du processus. Cette procédure MDP possède trois propriétés précieuses : 1) non seulement elle conduit l’économie vers une situation socialement optimale, 2) mais elle garantit aussi que le bien-être de chaque agent est non décroissant en chemin, 3) tout en étant robuste aux manipulations stratégiques de l’information.

Cette contribution remarquable de Jacques a suscité de nombreux autres travaux, pour étudier des procédures voisines, ou pour son application à des situations qui comportent une dimension « bien public ». Par exemple pour mitiger la concurrence sociale en Europe et, partant, y augmenter les bas salaires (Drèze, Figuières, Hindriks, 2007). Ou encore pour traiter de problèmes environnementaux comme les pollutions transfrontières (Chander & Tulkens, 1992) ou les pluies acides (Germain, Toint & Tulkens, 1996). On se permettra ici une pensée spéculative à partir des vertus de la procédure MDP : pousser les efforts à leur niveau socialement optimal et garantir en même temps la participation de tous les acteurs... Cela ne fait-il pas penser à la problématique du changement climatique ? Et si Jacques et ses interlocuteurs, notamment Malinvaud, avaient trouvé il y a déjà un demi-siècle une solution clef en main, ou à tout le moins une piste sérieuse, au plus grand problème de notre temps ?

Lisons et relisons Jacques. C’est lui rendre hommage en se rendant service.

 

Michel Lubrano & Charles Figuières