« S’il reste intéressant de nationaliser TotalEnergies pour mieux maîtriser la décarbonation, il paraît encore plus pertinent de taxer ses superprofits »

Op-Ed
Only in French | An op-ed published by Le Monde written by four researchers, including Fanny Henriet (CNRS/AMSE)
April 22nd 2024

→ Cette tribune a été publiée par Le Monde le 21 avril 2024. 

Quatre économistes, Julien Daubanes, Adrien Fabre, Fanny Henriet et Léo Jean, commentent, dans une tribune au « Monde », les avantages et les inconvénients de la « nationalisation » des compagnies pétrolières, proposée par la tête de liste des Verts aux élections européennes, Marie Toussaint.

Le 28 mars, Marie Toussaint a proposé une mesure sans précédent : la prise de contrôle par la puissance publique des principales compagnies pétrolières européennes. La tête de liste écologiste pour les élections européennes souhaite qu'un fonds européen achète la majorité des parts de TotalEnergies, Eni et consorts, pour aligner leurs stratégies sur la décarbonation rapide de l'économie.

Le principal objectif affiché est de réorienter l'activité des compagnies pétrolières : plutôt que d'investir dans de nouveaux forages ou de verser des dividendes à leurs actionnaires, ces compagnies emploieraient leurs ressources au service des énergies renouvelables. Cette reprise en main permettrait de former et réorienter leurs salariés vers des métiers d'avenir, par exemple en employant leurs compétences en construction offshore et forage au service des éoliennes en mer et de la géothermie.

Bien qu'une telle réorientation accompagnerait effectivement la dynamique de la transition, on peut cependant craindre que sa contribution reste limitée. En effet, l'ouverture de nouveaux puits étant avant tout dictée par la demande mondiale de pétrole, elle ne serait que retardée par la nationalisation – ou plutôt l'« européanisation » – des compagnies européennes, dans la mesure où d'autres pétroliers pourraient se substituer aux compagnies « européanisées ». Ces compagnies étrangères prendraient ainsi des parts de marché et débaucheraient des salariés aux compagnies européennes.

Le second objectif affiché est de laisser dans le sous-sol certaines réserves détenues par les pétroliers, ce qu'on appelle « échouer des actifs » dans le jargon économique. Réduire ainsi l'offre mondiale de pétrole augmenterait le prix du pétrole et induirait une baisse de la demande. Par ce mécanisme, l'européanisation réduirait les émissions de CO2.

Notons toutefois que ces réductions d'émissions se feraient essentiellement hors de l'Union européenne (UE). En effet, grâce aux marchés carbone européen, 80 % des émissions de CO2 de l'UE seront déjà plafonnées d'ici à 2027 (lors de l'entrée en vigueur du deuxième marché carbone, qui régulera transports et bâtiment). Les émissions européennes ainsi régulées coïncideront avec ce plafond et resteront donc insensibles aux variations du prix du pétrole.

Un coût pour les contribuables européens

Certes, échouer les actifs pallie le défaut d'une politique de décarbonation européenne aujourd'hui uniquement centrée sur la réduction de la demande. Car, dans la mesure où le marché du pétrole est concurrentiel, la baisse de la demande mondiale de pétrole due à la décarbonation de l'UE et d'autres régions peut induire une baisse du prix du pétrole, ce qui entraîne une hausse de la demande dans les autres régions. Aussi, si on n'agit pas sur l'offre ou sur le reste du monde, une partie de la réduction des émissions européennes est compensée par une hausse des émissions dans le reste du monde.

Echouer les actifs induirait donc un gain pour le monde entier, grâce à l'effet positif sur le climat. Mais ce choix a aussi un coût. Pour les pays hors UE, à cause de la hausse du prix du pétrole. Et surtout pour les contribuables européens : ils financeraient l'acquisition de réserves pétrolières qui ne seront finalement pas vendues. Et bien sûr pour les actionnaires.

Toutefois, l'UE récupérerait en dividendes la majorité des bénéfices de TotalEnergies (59 milliards d'euros sur les trois dernières années, à comparer aux 87 milliards que coûterait l'achat de la majorité des parts de TotalEnergies), et les actionnaires continueraient à percevoir des dividendes sur les actifs non échoués. En fait, le coût pour les actionnaires et les contribuables viendrait uniquement du fait qu'une partie des réserves seraient laissées inexploitées.

Reste qu'il n'est pas certain que l'échouage des actifs d'une société comme TotalEnergies puisse être effectif : la plupart des forages sont effectués en partenariat avec des Etats, qui ont toujours le dernier mot. L'objectif de contribution à la justice climatique – qui est le résultat attendu par les partisans d'un échouage des actifs – serait finalement mieux servi par un traité international obligeant les pays signataires à réduire leurs émissions et prévoyant des transferts Nord-Sud.

Sans débourser un sou

Une telle solution de justice climatique transférerait des ressources aux pays à bas revenus et ferait plus que compenser la hausse du prix du pétrole, contrairement à l'achat de réserves en vue de les échouer, qui ferait peser la hausse sur eux et profiterait aux détenteurs de réserves non échouées.

S'il reste intéressant d'européaniser des compagnies pétrolières pour mieux maîtriser la décarbonation, il paraît encore plus pertinent que la puissance publique capte leur rente, en taxant les superprofits de ces entreprises (une proposition également soutenue par Marie Toussaint). Cette approche permettrait à l'UE de capter la rente de ces compagnies sans débourser un sou et éviterait que l'envolée des prix du pétrole, qui exacerbe leurs superprofits, n'encourage davantage leurs investissements dans les énergies fossiles.

Ces profits seraient mieux utilisés par la puissance publique, pour décarboner l'économie. Un groupe d'économistes (Heck et al., 2024) propose de taxer au taux de 40 % les profits qui excèdent un certain rendement (déjà élevé) du capital.

On pourrait aller plus loin, et taxer au taux de 100 % les profits des compagnies fossiles provenant d'une rente. Pour ce faire, on calculerait le prix du pétrole (ou du gaz) qui assurerait un taux de rendement normal pour chaque opération d'extraction, et on taxerait la différence entre le prix de marché et ce prix de revient.

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