Dans une tribune publiée par Le Monde » le 24/11/2024, les économistes Alain Trannoy et Etienne Wasmer observent que la thématique de la finitude des ressources naturelles et de l’utilisation des sols, un thème central chez les économistes classiques, revient aujourd’hui comme un boomerang.
Les collectivités territoriales n’ont plus qu’une préoccupation : comment gérer le casse-tête de la dernière réforme en date, la pénurie programmée des sols qu’engendre le zéro artificialisation nette ? Qu’il s’agisse de la régénération des sols agricoles appauvris, de la nécessité de trouver des terrains pour la réindustrialisation, de l’objectif de densification des villes pour ne plus empiéter sur les espaces naturels et agricoles, des difficultés pour les primo-accédants d’être propriétaires de leur logement, de la montée des inégalités de patrimoine, il y a matière à réflexion pour la discipline économique contemporaine. Or celle-ci a perdu de vue de la question foncière, pourtant défrichée par d’illustres économistes.
Depuis les débuts de la discipline économique, avec les physiocrates, les économistes ont bien compris une caractéristique essentielle du foncier qui le distingue en particulier du capital. Le sol n’est pas « produit », il se contente d’être l’héritage du lointain passé géologique, contrairement au capital dit « productif », qui, lui, est le fruit d’un effort. Certes, on peut vouloir gagner sur la mer – on l’a fait ici ou là aux Pays-Bas ou à Dubaï –, mais, vengeresse, la mer grignotera à terme ces modestes avancées, ici ou là.
Le sol doit bien sûr être travaillé pour coller aux usages – agricole, récréatif, terrain d’assise de l’immobilier, d’habitation ou professionnel : viabilisation, renaturation, ajout de matière organique et d’engrais, couvert végétal de plantes régénératrices. Mais la donnée de base est que la quantité de foncier dans un pays est presque fixe, sauf à entrer dans un conflit pour accaparer les terres des pays voisins – ce qui est d’ailleurs, hélas, la constante de l’histoire de l’humanité, et qui démontre sa valeur économique et symbolique.
Les marchés à offre fixe ont deux propriétés spécifiques. D’abord, dans un modèle concurrentiel, c’est la demande qui fixe le prix. C’est en fait un marché d’enchères : une parcelle appartient à celui qui en offre le plus. Ensuite, si on taxe le propriétaire foncier d’une manière uniforme quel que soit l’usage, il devra supporter entièrement le poids de la taxe. Celui-ci ne peut être diminué par un défaut d’entretien qui lui ferait perdre sa fonction – le foncier « brut » n’a pas besoin d’être entretenu pour exister – ou par une « délocalisation » de ce patrimoine à l’étranger : le foncier est, par essence, l’exemple du bien totalement immobile.
Cette dernière remarque peut paraître triviale, mais la comparaison avec la taxation d’autres dimensions du patrimoine est éclairante. Par exemple, une taxe sur le bâti peut décourager l’entretien, d’où, à terme, une diminution de l’offre en qualité ou en volume. Une taxe sur les machines ou le capital peut être évitée en les déménageant à l’étranger. Le sol présente cette particularité précieuse, et quelque part unique, que son propriétaire ne peut rien faire pour éviter de payer la taxe. Les physiocrates, les économistes classiques – Smith, Ricardo, Malthus, Mill – avaient tous perçu cette caractéristique unique, qui leur faisait recommander la taxe foncière parmi toutes les taxes disponibles de leur temps, car présentant peu de dommages collatéraux en termes de rétraction des ressources disponibles pour l’économie.
Densité exceptionnelle
Henry George (1839-1897), journaliste, homme d’affaires puis homme politique américain de la seconde moitié du XIXe siècle, va même en faire un programme, avec l’ouvrage Progress and Poverty (1879), qui sera le deuxième livre le plus vendu aux Etats-Unis après la Bible à cette époque. L’originalité de George est de mettre l’accent sur la terre urbaine, alors que ses prédécesseurs pensaient au foncier agricole. Lui, le premier, a compris que la valeur du sol urbain tenait à sa localisation, et que la valeur de celle-ci tenait à des aménités naturelles, par exemple la proximité de la mer, mais aussi aux effets d’agglomération.
La différence de valeur du même type d’appartement dans les quartiers centraux des agglomérations et leur périphérie provient de la valeur de la centralité. Ces effets d’agglomérations tiennent aussi aux investissements publics de toute nature effectués dans le centre des villes depuis des siècles, qui se traduisent par une densité exceptionnelle d’offre culturelle et de services. Toutes ces aménités publiques et privées sont capitalisées dans le prix du sol et enrichissent le propriétaire foncier… sans qu’il y soit pour quelque chose.
Le message de George a eu du mal à passer auprès des économistes américains de son temps, parce qu’il présentait des faiblesses. Taxer à 100 % les revenus fonciers, car telle était bien sa proposition, pouvait à bon droit être vu comme un moyen détourné de nationaliser le sol, une proposition qui peut s’entendre, mais qui heurtait de plein fouet l’intérêt d’une multitude de propriétaires fonciers.
Et, de toute façon, l’augmentation des dépenses publiques rendait irréaliste qu’elles puissent toutes être financées par un unique impôt, car telle était bien son ambition. La taxation sur le revenu des personnes physiques et des entreprises semblait, dans tous les pays, un moyen plus aisé de réunir les recettes fiscales que demandait en particulier le réarmement à l’approche du premier conflit mondial.
Beaucoup d’économistes contemporains ont oublié ces enseignements ou les ignorent, car ils ne collent pas avec leur vision du monde. Pourtant, la question de la finitude des ressources naturelles, qui était centrale chez les économistes classiques, nous revient comme un boomerang après la folle croissance économique en cours depuis cent cinquante ans. Parmi ces ressources naturelles figure le sol et ses conflits d’usage, qui redeviennent aigus. Il faudra adapter nos prélèvements pour faire de cette rareté programmée une source de redistribution harmonieuse.
Contact
Alain Trannoy est directeur d'études à l'EHESS et membre AMSE