Le SIDA représente la première cause de mortalité chez les adultes de 15 à 59 ans en Afrique. Dans la région subsaharienne, c’est une véritable trappe épidémiologique : en plus des conséquences sanitaires et humaines, il barre la route à la croissance économique. L’épidémie de VIH a aussi des conséquences sur l’éducation en privant de ressources financières et humaines les écoles locales. En 2000, 85 % des 300 décès d’enseignants actifs en République centrafricaine étaient causés par le SIDA. Au-delà, les parents malades pourraient ne plus être en mesure d’envoyer leurs enfants à l’école par manque d’argent. Et en cas de décès, les enfants se trouvent dans une situation de vulnérabilité extrême.
De nombreuses études ont prouvé l’impact du SIDA sur l’éducation des enfants. Selon une évaluation de l’UNICEF1, la fréquentation des écoles conventionnelles est plus faible dans les pays africains avec forte prévalence du VIH (11% ou plus) et les filles sont particulièrement touchées. L’enquête menée par Renaud Bourlès, Bruno Ventelou et Maame Esi Woode montre que ces données pourraient être rediscutées.
Risque et réalisation du risque
Les auteurs étudient 105 régions réparties sur 12 pays d’Afrique subsahariennes à travers une approche économétrique. Dans leur enquête, ils distinguent les parents qui sont diagnostiqués positifs de ceux diagnostiqués négatifs. En effet, l’environnement social et sanitaire affecte le choix des parents non atteints d’envoyer ses enfants à l’école2. Comment ce choix peut-il être influencé par la prévalence de SIDA dans la région ? Autrement dit, est-ce qu’une plus forte prévalence induit des changements dans l’éducation des enfants de parents non-porteurs ?
A première vue, les résultats de l’étude économétrique peuvent paraître paradoxaux. Plus la prévalence de SIDA est forte dans les régions rurales, plus les parents qui ne l’ont pas, envoient leurs enfants à l’école. Cet effet est d’autant plus fort à mesure qu’on se rapproche de l’origine géographique de l’épidémie. En Afrique de l’Est, le sida est beaucoup plus prégnant dans les esprits qu’en Afrique de l’Ouest, où la prévalence VIH est moindre. Les auteurs supposent que les parents connaissent la prévalence du SIDA dans leurs régions. Leur choix est interprété comme un moyen pour les parents non-porteurs d’anticiper les conséquences budgétaires du traitement de la maladie. D’un autre côté, ceux qui sont atteints par la maladie retirent leurs enfants de l’école par manque d’argent.
Les économistes préconisent de distinguer l’effet causé par la prévalence (la probabilité de contracter la maladie) de celui de la réalisation du risque (le fait de contracter la maladie). Les études macroéconomiques et la plupart des enquêtes réalisées par les instances ou organismes internationaux, étudient dans le même temps les personnes HIV+ et HIV- pour montrer que le SIDA a des conséquences négatives sur l’éducation. Pourtant les auteurs montrent que ceux qui ne sont pas atteints scolarisent davantage leurs enfants. En incluant les individus non malades, ces enquêtes pourraient sous-estimer l’effet du SIDA sur l’éducation.
Appropriation du revenu des enfants
Dans les zones rurales, le temps d’éducation des jeunes enfants s’accroît donc avec le risque de contracter la maladie. Si de prime abord la relation peut paraître contre-intuitive, l’économiste interprète l’investissement dans l’éducation des enfants comme une garantie contre les conséquences des risques maladies. En l’absence de systèmes d’assurance maladie formels, l’éducation peut remplir une fonction d’assurance face aux risques de SIDA car les enfants, une fois diplômés, soutiennent économiquement les parents.
L’analyse économique se base sur le concept « d’appropriation » du revenu des enfants par les parents pour caractériser le « droit » que les parents invoquent à propos du revenu de leurs enfants. Celui-ci varie en fonction de leur santé ou conditions matérielles et financières. C’est une manière d’interpréter les échanges monétaires informels qui remplacent parfois les transferts sociaux formels des systèmes occidentaux. Alors qu’en Europe, l’assurance-santé permet à tous les individus sans condition de revenu de se soigner, en Afrique les infrastructures et aides sociales manquent pour répondre aux problèmes de santé de la population.
De nombreux travaux montrent que « l’appropriabilité » est d’autant plus importante dans le milieu rural. Dans l’étude, la relation positive entre prévalence et éducation est seulement visible dans les zones rurales (et pour les jeunes enfants, jusqu’à 17 ans). Une fois qu’ils arrivent à l’Université, les parents ont de moins en moins leur mot à dire. Dans les villes, la relation s’inverse et la prévalence de la maladie a un impact négatif sur l’éducation. Ici, l’éducation ne sert plus en tant qu’assurance-maladie mais elle est influencée par les contraintes de revenus.
Une question de normes ?
Les normes africaines aspirent à un partage ou à une redistribution fréquente du revenu des enfants vers les parents. À contre-courant des imaginaires africains pour les Européens, percevoir des revenus n’induit pas de les investir dans les rapports familiaux ou dans son entourage proche. Or, dans beaucoup de pays africains, le rapport à l’enrichissement personnel est différent. L’économie du développement a souligné combien les relations interpersonnelles et la solidarité produisaient de la redistribution des richesses entre les agents économiques. L’entraide du tissu social ou familial s’apparentent parfois à ce qu’en Europe, les États-Providence ont appelé l’assurance chômage, retraite ou maladie. Dans cette droite ligne, le revenu des migrants africains est en partie versé sous forme de transferts monétaires à leur famille restée au pays. Le total de ces virements atteint des sommes très importantes, qui en font la deuxième source de financement des pays en développement, bien avant l’aide publique internationale, allant, selon les pays, de 80% à 750% de plus3.
La santé, secteur prioritaire d’intervention pour le développement ?
Cette entraide est largement justifiée par l’urgence de la situation à laquelle font face les familles africaines. Certes, pour répondre aux conséquences causées par le VIH sur la santé, le développement et l’éducation, la communauté internationale s’est engagée massivement dans des programmes de traitements antirétroviraux. L’aide en matière de santé s’est fortement accrue en passant de 5,6 milliards de dollars en 2001 à 35,2 en 2014, selon l’Université de Washington4. Mais beaucoup reste à faire pour permettre aux ressortissants des pays en développement de bénéficier d’un accès aux soins véritablement satisfaisant.
Le manque d’infrastructures étatiques et de systèmes sociaux ainsi que l’ampleur de la crise sanitaire qui atteint les zones d’Afrique subsaharienne, conduisent les populations à s’organiser autrement. Face à ces lacunes, les transferts informels et intergénérationnels sont parfois l’unique solution pour se soigner. Mais, comme le montre les économistes, en fonction de la situation, « l’appropriation » du revenu des enfants peut avoir des conséquences inattendues. L’effet induit par le sida sur l’éducation doit donc être étudié avec attention, pour distinguer prévalence et maladie.
Renaud Bourlès, Bruno Ventelou et Claire Lapique
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Référence : Renaud Bourlès, Bruno Ventelou & Maame Esi Woode (2017): Child Income, Appropriations as a Disease-Coping Mechanism: Consequences for the Health-Education Relationship, The Journal of Development Studies.
- 1. https://www.unicef.org/french/lifeskills/index_8657.html
- 2. Les auteurs réalisent de nombreux contrôles pour éviter de biaiser les résultats par d’autres variables. Par exemple, ils tentent de réduire au maximum l’hétérogénéité de leur échantillon. Les douze pays présentent en effet des caractéristiques très différentes tant dans leur système éducatif que social et sanitaire. Il faut prendre en compte ces propriétés pour éviter qu’elles influencent l’analyse.
- 3. https://www.afdb.org/fileadmin/uploads/afdb/Documents/Publications/70000...
- 4. “Sources and Focus of Health Development Assistance, 1990-2014,” published online June 16, 2015, in the Journal of the American Medical Association - JAMA